Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe - Jean Aicard

Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe

Par Jean Aicard

  • Date de sortie: 2022-01-31
  • Genre: Poésie

Description

Je suis allé dans ce pays qui vous charme, d’abord pour changer de place ; pour monter à cheval en quittant un bateau ; pour voir d’autres visages que celui de nos concierges parisiens ; pour acheter, à Biskra, d’un marchand toulonnais, une musette en poil de chameau et un faux poignard touaregs que m’ont volés, à Biskra même, des garçons de café parfaitement européens ; pour m’affubler d’un chapeau de palme grand comme un parasol et brodé de laine rouge ; pour inaugurer un chemin de fer ; pour offrir à Tunis la première conférence française qui y ait été faite : pour voir Barka danser, un peu niaisement, la danse du ventre, qui ne vaut pas la danse du sabre dansée par des hommes ; pour causer, au bord du désert, avec trois ministres et quelque cent députés ; pour trouver vilaines les juives boursouflées de Tunis, et magnifique l’hospitalité des Tunisiens ; pour effrayer, dans Tunis, une Américaine qui m’a pris pour un Américain ; pour y entendre, à minuit, dans un cabaret, pleurer tout à coup un rieur sceptique qui m’a avoué un cœur exquis ; pour entendre deux cents personnes me demander tour à tour, en une heure, devant les gorges du Rummel, à Constantine, si ce « paysage m’inspirait » ; pour m’entendre dire par les mêmes, tous les jours cent fois, un mois durant, cet assommant beau vers d’Alfred de Musset :
Poète prend ton luth… et me donne un baiser,
que les femmes n’achèvent jamais ! pour acheter un bracelet d’esclave à un homme libre qui voulait me le vendre six fois sa valeur, — mais j’ai dit, prévenu par un interprète : « Prends ta balance, et pèse ! » — et il a répondu, cet Arabe : « Je vois que tu la connais » ; pour proposer à une Ouled-Naïl de me vendre la bague de son doigt, proposition de mauvais goût à laquelle elle a justement répondu, sans bienveillance aucune : « Un coup de bâton dans les reins, voilà ce que je veux te vendre, chien de roumi » ; pour rendre visite, dans sa maison mauresque, à la mauresque Aïcha qui m’a dit : « Viens me voir à Lyon ! » pour prendre du café, sur le plateau de cuivre, chez Zorah, l’amie de Fatma, à qui j’ai récité, pour voir, la Nuit de mai… Zorah m’a dit : « Tu chantes ? » et elle m’a accompagné d’une mélopée arabe, ce qui prouve que nous nous comprenions très bien.
Après cela, j’ai repris le bateau « pour France » ; j’ai quitté, non sans tristesse, des amis nouveaux ; j’ai vu le grand continent s’enfoncer et disparaître dans le lointain entre ciel et mer, l’apparition d’Alger, teinté de bleu de ciel et de blancheur d’écume, fondre lentement sous le ciel et l’eau… La nuit est venue, sans étoiles, — mais des étoiles bleuâtres se sont allumées le long du bord, dans les écumes phosphorescentes. J’ai regardé longtemps cet éventail blanc qu’ouvre devant lui l’éperon du bateau ; — la route étincelante qu’il laisse sur l’eau derrière lui, chemin de gloire bientôt effacé, et le sillage de fumée bientôt éparpillé dans l’air… Le capitaine m’a, au matin, désigné la terre, invisible pour moi dans les brumes dorées. Puis, Marseille a surgi ; les horizons connus ont reparu ; les douaniers, vainement, ont essayé de troubler la douce émotion de mon cœur… Et me voici chez moi, à la campagne, dans ce cabinet de travail que vous connaissez, en train de vous écrire entre deux étagères algériennes et trois pots de Tunis, un peu sot du retour, si je n’avais à vous dire que j’ai rapporté de là-bas quelque chose de l’âme arabe.

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